25 septembre 1915, un an après sa réquisition en hôpital militaire, le Négresco est déréquisitionné. Le Petit Niçois écrit: «l’autorité militaire accède aux désirs des organisateurs de la saison et accorde qu’un dixième des lits soient déréquisitionné, mais sous réserve que les vides seraient immédiatement comblés par de nouvelles réquisitions.»
À Nice, quatre hôtels, le Riviera, le Winter Palace, le Ruhl et le Négresco sont ainsi libérés. Mais seuls le Ruhl et le Riviera peuvent de nouveau être exploités. Il est trop tard — la saison commence en novembre —pour remettre le Négresco en état de fonctionnement dans des conditions normales d’ouverture. Comme beaucoup de grands établissements, l’hôtel a souffert de l’usage auquel il n’était pas destiné. Une remise en état des installations s’impose. Le palace rouvre ses portes un an plus tard pour l’hiver 1916-1917. Mais les clients se font rares. Les deux dernières saisons de guerre se révèlent de cuisants échecs. La Grande Guerre a tourné la page de ce monde qui s’amusait de «poudroiement d’or et d’espaces sans fin». Au lendemain du conflit, la reprise difficile de l’activité touristique pousse Henry Négresco à se séparer de l’hôtel de ses rêves. Sa clientèle n’est plus. Grands-ducs et aristocrates russes ont sombré dans la tourmente de 1917. Les Allemands qui comptaient pour la majeure partie des hôtes étrangers ont fui la Côte d’Azur en 1914. Ils ne reviendront que beaucoup plus tard. Reste enfin que la vieille hôtellerie compassée et solennelle que Négresco menait à merveille n’est plus au goût de la génération qui s’annonce. Épuisé, l’hôtelier meurt ruiné, miné par un cancer, à Paris le 14 mai 1920, à l’âge de 52 ans. Loin des lumières de son palace qui porte toujours son nom sur les bords de la Méditerranée.
Pour certains établissements, la fracture de la guerre s’avère sans appel. «Jamais ne revint pour eux la joyeuse saison du renouveau, de la réouverture.» Pour d’autres, beaucoup d’autres, la crise des années trente se chargera de les achever. Commence alors le dépeçage des grands palaces de la Côte d’Azur avec leur mise en vente par appartements et celle de leur mobilier, linge, verrerie, argenterie par adjudication in situ. À Nice, l’Excelsior, le Régina Palace, le Magestic, le Parc Impérial, l’Alhambra, le Winter Palace, l’Hermitage, le Grand Hôtel, le Cosmopolitan, le Ruhl… ces gigantesques navires, abritant pour certains plus de six cents chambres, fermeront leur porte ou seront détruits, disparaissant à jamais du paysage niçois. Construits dans l’euphorie d’une époque insouciante pour une société riche et oisive qui se pressait l’hiver sur le rivage de la Méditerranée, ces fleurons de «l’hôtellerie de séjour» sombreront avec elle.
Les fortunes sont affaiblies, les commandes architecturales se font rares. Contraint de réduire son important train de vie, Edouard Niermans se défait en 1917 de sa villa des Eucalyptus. Il est bientôt temps pour lui de céder la main à ses fils, Jean et Edouard, architectes tous deux. D’autant qu’en 1921, l’ancien magicien des formes a reçu le domaine viticole de Montlaur, dans l’Aude, en compensation d’honoraires impayés pour des travaux entrepris pour la Société fermière de Martigny-les-Bains dans les Vosges. Infatigable, l’architecte s’attelle à sa nouvelle tâche et se passionne pour la viticulture, résidant de plus en plus fréquemment dans sa nouvelle demeure — aujourd’hui propriété de ses petits-enfants où sont conservés les souvenirs de son œuvre — où il s’éteint, à soixante-neuf ans, le 19 octobre 1928.
En 1920, «la maison de Négresco» est cédée à George Marquet, président de la Société des grands hôtels belges, et propriétaire de nombreux palaces dont le Claridge à Paris. Mais les modes ont changé. Le succès escompté n’est pas au rendez-vous. En 1948, le palace se voit divisé en deux établissements: le Négresco dont les chambres regardent la mer et le Mondial, plus modeste, donnant de l’autre côté sur la ville. Une décennie plus tard, l’ensemble survit à grand-peine lorsque Jeanne et Paul Augier s’en portent acquéreurs en 1957. «L’établissement était au bord de la faillite. Les façades arrière du bâtiment avaient été vendues en appartement. Il ne restait plus que celles de la Promenade des Anglais. Sans entretien, face à la mer, c’était une catastrophe,» note Jeanne Augier. Sous l’impulsion de ses nouveaux propriétaires, le Négresco reprend son souffle et retrouve son âme. Mais si l’allure extérieure du palace — qui, hormis les salons du rez-de-chaussée, a été amputé de la moitié de ses chambres — demeure inchangée, la vie qui s’y déroute ne ressemblera plus jamais à celle qui avait été la sienne. Inadaptée à la demande, la salle à manger de 600 mètres carrés est transformée en un salon Versailles, deux salles à manger et deux salles de congrès.
La vie reprend. Enrichi d’œuvres d’art et de mobilier d’époque, le palace s’offre des allures de musée de l’Histoire… On y croise de nouveau tout ce que le monde compte de célébrités venues rêver de fastes périmés. Rare survivant toujours en activité d’un temps révolu, le Négresco entre dans la légende. Classé au titre des Monuments historiques par l’Arrêté du 13 juin 2003, l’hôtel Négresco s’inscrit comme le miroir d’un style de vie et marque le couronnement de la carrière fulgurante de deux hommes «venus d’ailleurs», Henry Négresco et Édouard Niermans. Curieusement, ce «palais des temps présents», restera dans la mémoire collective, l’incarnation nostalgique de cette Belle Époque qu’il a si peu connue.
Jean Cocteau se plaisait à dire : «J'aime cette maison, elle est de l’époque où les façades et les femmes se faisaient des permanentes.»